une œuvre qui se construit pas à pas et pièce à pièce

Bien identifier les difficultés de la transition pour mieux se préparer à les surmonter

Pierre Calame

Les transitions à mener au niveau des territoires impliquent à la fois de bien en comprendre les principales difficultés mais aussi de distinguer ceux que l’on peut surmonter avec les acteurs d’un même territoire, de ceux qui se situent à un autre niveau, national ou européen.

Il s’agit notamment d’en comprendre les différents obstacles aussi bien du niveau global que dans le rapport entre les territoires et l’État, mais aussi de la conception même que nous avons du territoire et de sa gouvernance.

Quelles sont les conditions à réunir pour réussir cette transition ? Peut-on tirer les leçons du changement systémique en cours dans certaines entreprises ?

À télécharger : bien_identifier_les_difficultes_de_la_transition.pdf (120 Kio)

Un rapide survol des trente dernières année donne quelquefois envie de baisser les bras. Tant de discours, d’avertissements, d’engagements la main sur le cœur, de traités internationaux, de politiques publiques, d’engagements civiques, de révoltes, d’objurgations à changer de modèle de développement … et si peu de résultats.

Près de trente ans après le Sommet de la terre, le lien est toujours aussi étroit entre consommation d’énergie fossile et produit intérieur brut, que ce soit au niveau national ou plus encore au niveau mondial 1. La dépendance de nos modèles de développement à l’épuisement progressif des ressources disponibles demeure toujours aussi forte. Les progrès apparents, 20 % de réduction des émissions de gaz carbonique en France depuis 1995, sont compensés et au-delà par un doublement, pendant la même période, de notre consommation d’énergie grise, c’est-à-dire d’énergie incorporée dans les biens et services que nous importons2. Voilà où nous en sommes.

Est-il suffisant d’incriminer l’absence de volonté politique, l’hypocrisie des milieux dirigeants, l’acharnement des grands acteurs économiques et financiers à entretenir un statu quo qui leur profite ? Ce n’est, malheureusement pas si simple. Paradoxalement, si ça l’était on pourrait espérer qu’une bonne vieille révolution à l’ancienne, faisant tomber les têtes, brisant les résistances au changement permettrait d’envisager le bout du tunnel. Mais malheureusement il n’en est rien. Même ceux qui sont du côté du manche, qui tirent l’essentiel des bénéfices du système tel qu’il est ont des enfants et des petits enfants, ne peuvent pas ne pas se poser la question de leur avenir, ils les voient même participer aux marches des jeunes pour le climat. Mais les obstacles sont bien plus nombreux et profonds.

Quand on décide d’une difficile randonnée en haute montagne, on s’y prépare, on graisse les chaussures, on consulte les cartes, on interroge ceux qui en reviennent. Bref, autant que faire ce peut, on identifie les difficultés prévisibles pour être mieux préparés à les surmonter.

Comprendre les principales difficultés d’une transition systémique menée au niveau des territoires a la même vertu : identifier et nommer des obstacles sur la route, distinguer ceux que l’on peut surmonter seul, avec les acteurs d’un même territoire, de ceux qui se situent à un autre niveau, national ou européen permet de se préparer : à mieux conduire le changement systémique au niveau territorial ; à s’unir aux autres pour interpeller le niveau national et le niveau européen. C’est l’objet de cette note. On y adopte cinq angles d’approche :

  • les obstacles au niveau « global » (Etat, Europe, Monde) ;

  • les obstacles liés aux relations entre Etat et territoires ;

  • les obstacles liés aux territoires eux-mêmes ;

  • les multiples conditions à réunir pour mener à bien la transition ;

  • les leçons que l’on peut tirer de la conduite du changement systémique des entreprises.

1. Les obstacles au niveau global

Un premier obstacle, très général, tient au décalage entre la nature des problèmes à résoudre dans une société et le cadre intellectuel et institutionnel dont elle dispose pour les résoudre. On ne prête jamais assez d’attention à ce décalage. Il s’explique de façon très simple. Notre monde évolue vite depuis le début de la révolution industrielle, avec une accélération depuis la seconde guerre mondiale. Il suffit de penser aux sciences et aux techniques. Maîtrise de la chimie au niveau moléculaire, atomique ou infra-atomique, systèmes de communication à distance, informatique et automatisation des systèmes de production, vitesse de circulation de l’information, interdépendance entre les sociétés de la planète, ampleur de l’impact sur la biosphère : pratiquement rien de ce qui constitue notre univers quotidien n’était connu au lendemain de la seconde guerre mondiale. Chaque nouvelle innovation se trouve avoir autant d’effets inattendus que d’effets attendus.

La nature et l’échelle les problèmes à surmonter par les sociétés s’en trouvent radicalement transformées. Mais la fascination pour ce qui change vite nous égare souvent, nous empêche de voir ce qui, au contraire, est resté pendant tout ce temps étonnamment immuable3.

Prenez l’économie. En deux siècles et demi, la société et la nature des acteurs économiques a changé du tout au tout. Et pourtant, les théories économiques dominantes restent attachées à des hypothèses vieilles de 250 ans4.

Prenez la gouvernance et la démocratie. Nous gérons un monde interdépendant à travers des relations interétatiques, avec une vision de la souveraineté des Etats qui, elle, a plus de 350 ans. Notre conception de la démocratie représentative, que nous avons prétendu étendre au monde entier, remonte à l’époque où les communications étaient lentes, où une grande partie du peuple était analphabète et où il fallait donc déléguer à des représentants éduqués le soin de se retrouver à la capitale dans une Assemblée5.

Comme on le voit dans ces quelques exemples, ce qui évolue très lentement ce sont les systèmes conceptuels, les représentations du monde – que l’on songe par exemple à notre vision des relations entre l’homme et la nature héritée des débuts des temps modernes -, sans même avoir conscience du poids de ces représentations héritées du passé dans notre manière de voir le monde et d’aborder les problèmes. Comme le disait un philosophe, le plus difficile dans la vie c’est de voir ses lunettes parce qu’on regarde le monde à travers ses lunettes. Et ce qui évolue encore plus lentement, ce sont les grands systèmes institutionnels. A l’exception, certes passionnante, de la construction européenne, nos Etats, nos collectivités territoriales se perpétuent dans leur échelle et dans leurs modes de fonctionnement. Nous gérons les défis de demain avec les idées d’hier et les institutions d’avant hier.

Les conséquences en sont aussi nombreuses qu’évidentes, conduisant à l’incapacité de lutter contre le réchauffement climatique quoiqu’il affecte l’ensemble de l’humanité.

Tout d’abord, du fait qu’il n’existe pas de réelle gouvernance mondiale mais des relations interétatiques, le climat n’est pas considéré comme un bien commun mondial et il n’existe aucune instance à l’échelle planétaire capable d’en assurer la sauvegarde en en répartissant le coût sur les principaux responsables des dérèglements. Et si la responsabilité est au coeur de la plupart des systèmes juridiques, ceux-ci demeurent nationaux, à l’exception fragile des Cours régionales des droits de l’homme ou de la Cour pénale internationale. Quant à la définition de la responsabilité, qui pourrait fonder l’incrimination des responsables du dérèglement climatique, elle est inopérante car elle aussi est héritière des siècles passés où l’on traitait non de responsabilité planétaire mais des conséquences de l’impact de tel ou tel acteur sur le reste de sa communauté restreinte6.

De son côté, la conception de la monnaie demeure héritière des siècles passés. Elle postule l’unité de la monnaie, étalon universel de valeur qui rend tous les biens interchangeables. Or, le fait d’utiliser une monnaie unique, un étalon de valeur unique, pour ce qu’il faudrait développer, le travail humain, fondement essentiel de la cohésion sociale et ce qu’il faudrait réduire, le recours à l’énergie fossile, revient à vouloir piloter une voiture dont l’accélérateur et le frein sont une seule et même pédale. En outre, le recours à une monnaie unique pour tous les échanges crée un véritable « voile monétaire » un voile qui rend la société incapable de se doter d’une vision claire de son propre fonctionnement7.

Prenez un territoire en 2020. Il n’a qu’une connaissance très approximative de son propre métabolisme, c’est-à-dire des flux de toutes natures, énergie, argent, information, matières premières, qui entrent dans le territoire, qui y circulent ou qui en sortent : le territoire ne dispose pas de membrane qui, à l’instar d’une cellule d’un organisme vivant, filtre ou à tout le moins mesure les échanges avec l’extérieur. Et ce voile est d’autant plus opaque qu’une part sans cesse croissante de l’énergie fossile que nous consommons est invisible : c’est l’énergie grise, celle qui a été nécessaire à la fabrication, au transport, puis en bout de cycle, à la destruction des biens que nous consommons. Sur le territoire français, et l’on peut sans risque d’erreur dire la même chose pour chaque territoire local, si les émissions directes de gaz carbonique ont diminué de 20 % entre 1995 et 2018, selon le très sérieux Haut Conseil au Climat, l’énergie grise, elle, a doublé pendant la même période. Or, tous les discours sur la « neutralité carbone » ou sur « l’efficacité énergétique » entretiennent la confusion : on ne sait jamais si on parle des émissions directes sur un territoire ou de l’empreinte carbone du territoire. Et cette empreinte carbone globale de la société qui vit sur le territoire est, elle, très mal connue. De sorte qu’aussi bien à l’échelle nationale qu’à l’échelle locale la plupart des politiques portées en étendard, en matière d’isolation thermique, de production d’énergie renouvelable ou de mobilité douce ne traitent en réalité qu’une fraction très modeste du problème.

Faute d’avoir développé une pensée nouvelle sur la monnaie, faisant de l’énergie fossile et de son contenu carbone total (y compris l’énergie dépensée pour l’extraction, le raffinage et le transport qui constituent une part souvent non négligeable de cette empreinte) une monnaie à part entière, les Etats sont pris dans une contradiction insoluble entre sauvegarder l’emploi et sauvegarder le climat. Et comme, dans nos démocraties, la fréquence des élections et des alternances favorise inévitablement les enjeux de court terme sur les enjeux de long terme … le climat attendra.

Les plans de relance après la première vague d’épidémie du Covid19 au printemps 2020 sont tous pétris d’intentions vertueuses, de déclarations sur la nécessité de réinventer le modèle économique, de donner la priorité à l’écologie mais, dans l’immédiat, il est urgent de sauvegarder les filières automobiles et aéronautiques.

Dans ces conditions, tant au niveau européen qu’au niveau français, les conditions « doctrinales » de la transition, c’est-à-dire les outils intellectuels, les régimes de gouvernance des différents biens et services, la panoplie des modes d’intervention disponibles, tels que fiscalité, réglementation, subventions sont inadaptés non seulement à la conduite mais, ce qui est plus grave, à la conception même d’une transition systémique.

A cela il faut ajouter l’extrême difficulté des Etats à réformer leur propre administration, à sortir de la segmentation des politiques publiques. Il est bien normal qu’existent des divergences entre ministères, reflet de la divergence des intérêts au sein de la société, et que l’arbitrage entre eux soit la première responsabilité et du Premier ministre et du Président de la république. Mais, pour ne prendre qu’un exemple, un arbitrage entre éducation, environnement et soutien aux entreprises ne crée pas pour autant des politiques qui combinent évolution de l’éducation, préservation de l’environnement et évolution des systèmes productifs. Dans ces conditions, comme on le voit avec la valse des ministres, le Ministère dit de la transition écologique n’est que le gestionnaire de son budget particulier et non l’espace d’élaboration d’une pensée systémique sur la transition.

Première conclusion, sans réforme des systèmes de pensée, des doctrines économiques et de l’organisation institutionnelle tant au niveau français qu’au niveau européen, la tentative des territoires de conduire une transition systémique se heurte à un plafond de verre. On comprend aussi pourquoi depuis trente ans les politiques nationales et européennes se multiplient : autant « d’obligations de moyens », souvent intéressantes mais hors d’échelle avec la réalité des défis de la transition8.

Si nous prenons au sérieux le rôle des territoires dans la transition, il ne suffit pas que chaque territoire conçoive sa stratégie de changement systémique en se nourrissant de l’expérience des autres, il faut aussi que tous ensemble agissent pour faire évoluer les systèmes conceptuels et institutionnels, au moins au niveau français et européen. Au niveau européen en tout cas, on dispose d’un relais normal de représentation, le Comité des régions. C’est dire l’intérêt de constituer en France des coalitions régionales de territoires s’engageant dans la transition et invitant les régions à agir ensemble au niveau européen.

2. Les obstacles liés au rapport entre l’État et les territoires

On se centrera ici sur l’exemple français. C’est un cas extrême à l’échelle européenne, la France s’étant trouvée modelée d’abord par la royauté puis par la révolution enfin par Napoléon comme un système centralisé où la légitimité politique ultime, comme d’ailleurs la masse fiscale, se trouve concentrée au niveau national, le territoire ayant été renvoyé souvent à une simple fonction de gestion des affaires locales ou de relais du pouvoir central dans la mise en œuvre des politiques décidées à Paris.

Cette attitude archéo-jacobine de l’État français s’est inscrite historiquement dans un mouvement de fond associé en particulier à la révolution industrielle : la perte d’autonomie, y compris économique, des territoires locaux du fait d’un système de production industriel qui s’organisait à l’échelle nationale et internationale. On a assisté à un véritable déclin du rôle des territoires. On le voit bien dans le cas de la France : avant la révolution industrielle, la royauté était très soucieuse d’entretenir des relations suivies avec ce que le roi appelait « ses bonnes villes » car Rouen, Toulouse, Bordeaux, Lyon ou Marseille sans parler de Paris, constituaient des puissances par elles-mêmes. Tandis que gouvernance centralisée et économie organisée à l’échelle nationale convergeaient pour réduire les territoires à la mise en œuvre de politiques pensées en dehors d’eux. Il suffit pour s’en convaincre de constater la nature du discours sur « le local » au Sommet de la terre de 1992. Conformément au slogan « Penser globalement agir localement » le local était le lieu du « faire » pas le lieu du « penser ».

Or, depuis vingt ans, on assiste à une véritable « revanche des territoires »9. L’échelon de l’État national se révèle de moins en moins pertinent dans une économie largement mondialisée. Les crises majeures de nos sociétés sont des crises des relations : relations entre les personnes avec l’efficacité de moins en moins grande des systèmes traditionnels de redistribution caractéristique de l’aide sociale ; relations entre les sociétés mal gérées par des relations interétatiques ; relations entre l’humanité et la biosphère.

Or, les territoires sont bien mieux à même que les États hérités du 17e siècle pour gérer ces différents ordres de relations. On comprend bien par exemple que pour surmonter les impasses de l’État providence, des pactes locaux de lutte contre l’exclusion sont indispensables, impliquant tous les acteurs, à commencer par les personnes marginalisées elles-mêmes, dans la recherche de solutions globales10 est dans cette mouvance également que le territoire apparaît par excellence comme le lieu de conception et de mise en œuvre de stratégies de transition systémique car il est plus simple au niveau d’un territoire de vie, de concevoir des politiques globales associant tous les services, tous les acteurs et les citoyens eux-mêmes à l’invention de ces politiques qu’on ne peut le faire à l’échelle nationale. Non que l’on soit moins intelligent au niveau national qu’au niveau local, mais tout simplement parce que les relations entre les questions et entre les acteurs ont, au niveau territorial, une réalité immédiatement tangible.

Malheureusement, si au plan intellectuel beaucoup de gens perçoivent cette inversion progressive des rapports de pertinence de l’État et des territoires, dans la pratique tout le système et tous les réflexes hérités du passé font obstacle à la concrétisation de cette perspective.

Paradoxalement, la décentralisation menée en France à partir de 1983 a eu pour effet réel – à rebours des apparences – de consolider l’ancien système de relations entre Etat et territoires plutôt qu’en faire naître un nouveau. Le géographe Jacques Levy, dans un article publié en 2020 dans la Gazette des communes qualifie cette réforme de « néo-pétainiste ». Pour avoir participé moi-même à cete époque à la négociation, en tant que sous-directeur à la direction de l’urbanisme du Ministère de l’Equipement , je ne suis pas loin de partager son avis, ayant de mon côté qualifié cette réforme de « féodale et rurale » au sein d’une Europe urbaine11. En effet trois caractéristiques de la réforme ont eu pour conséquence de littéralement congeler les relations entre État et territoires.

Première caractéristique, les bénéficiaires de la décentralisation : les communes et les départements, typiquement des héritages les premières de l’ancien régime et les seconds de la révolution et de Napoléon. On a encore aggravé la situation en renforçant le rôle de coordination des préfets à l’égard des administrations territoriales de l’État tout en les laissant rattachés au Ministère de l’intérieur. Ces deux échelles de la commune et du département, typiques de la France rurale, ne créaient en rien une capacité politique, encore moins financière, à l’échelle des réelles interdépendances, celle à laquelle il fallait gérer les relations, plus proche des bassins d’emplois. Et il a fallu de nombreuses lois successives pour ensuite corriger cette faute congénitale, ce qui n’a fait finalement que rajouter des couches supplémentaires au mille-feuilles administratif et politique.

Seconde caractéristique de la décentralisation, les blocs de compétence. Les dirigeants politiques de l’époque, Mitterrand et Defferre du côté socialiste et Guichard du côté de la droite avaient une vision archaïque de la démocratie : selon eux, pour que la démocratie fonctionne il fallait que l’on sache précisément qui était responsable de quoi, d’où l’idée qu’il fallait distribuer entre les différents niveaux politiques et administratifs de la France des compétences exclusives. Et cela au moment où, objectivement, aucun vrai problème de la société ne pouvait être résolu à un seul niveau. En d’autres termes, au moment où il fallait penser l’articulation entre les échelles de gouvernance, ce que l’on appelle la gouvernance à multi-niveaux, on a purement et simplement tenté d’éliminer le problème par cette attribution de compétences exclusives.

Et troisième caractéristique, souvent moins connue, les auteurs de la décentralisation se méfiaient tellement des féodalités locales et des concurrences entre partis politiques qu’ils ont exclu que la région ou le département puisse avoir une quelconque autorité sur les communes. C’était faire de l’État le seul et unique détenteur de l’intérêt général et c’était la ruine de toute tentative de gouvernance à multi-niveaux.

La France a ainsi pris, dans les relations entre Etat et territoires un retard culturel significatif vis-à-vis du reste de l’Europe. J’en veux pour preuve la récente (octobre 2018) communication de la Commission Européenne sur l’élaboration des politiques européennes. Deux critères sont considérés essentiels : la proportionnalité et la subsidiarité active12. Proportionnalité est un terme pour désigner l’un des critères de légitimité de la gouvernance, le principe de « moindre contrainte » : une gouvernance est d’autant plus légitime que les contraintes imposées à tous les acteurs au nom de la poursuite de l’intérêt commun soit aussi légères que possible. Quant à la subsidiarité active, elle exprime l’idée que pour concilier au mieux cohérence et autonomie, unité et diversité, il faut, au nom de l’intérêt commun, imposer aux territoires non pas des règles uniformes (obligations de moyens) mais des principes directeurs tirés collectivement de l’expérience, à charge pour chaque territoire de trouver la meilleure manière de mettre en œuvre ces principes directeurs dans son cas spécifique (obligations de résultats).

Or, dans le cas de la France, on est très éloigné de ces principes. L’essentiel de la masse fiscale est collectée au niveau national, et ce mouvement s’est encore amplifié avec la réforme de la taxe d’habitation. La part de la masse fiscale sur laquelle un territoire peut prendre une décision autonome ne dépasse plus 10 % de la masse fiscale totale, l’essentiel venant de la redistribution. Les régions de leur côté, contrairement à leurs homologues en Espagne, en Italie ou en Allemagne ne disposent d’aucun pouvoir législatif, d’aucun moyen de définir des règles s’appliquant à l’ensemble des territoires de la région.

Dans ces conditions, comme on le constate pour la conduite de la transition, le rapport entre État et territoires est fait d’une juxtaposition de politiques nationales qui soit définissent des règles uniformes, soit sont centrées sur la mise en œuvre de projets sectoriels. Ce qui réduit l’ingénierie du développement local à la connaissance des procédures étatiques en vue de capter des projets sectoriels. On est bien loin d’une ingénierie du changement systémique.

3. Les obstacles liées à la conception du territoire et de la gouvernance territoriale

Pour la plupart des gens, un territoire c’est une portion d’espace délimitée par des frontières politico-administratives : communes, EPCI, métropoles. Dès lors la question de la transition territoriale a tendance à confondre une dynamique qui concerne toute la société et des politiques publiques locales allant dans le sens de la transition. Or, s’il est vrai que les territoires, qu’on peut assimiler ici pour fixer les idées à un bassin d’emplois, correspondent à une aire de vie, un espace organisé partagé par une population, et sont, à ce titre, bien placés pour gérer les différents types de relations, ce n’est pas nécessairement le cas des collectivités territoriales elles-mêmes.

Tous les exemples montrent que, pour qu’une dynamique de transition réelle s’engage, il faut que la population elle-même et l’ensemble des acteurs du territoire, l’entreprise, la société civile, les collectifs d’habitants, les détenteurs du patrimoine immobilier, les agriculteurs se sentent porteurs d’un projet commun. Si les dirigeants politiques locaux sont bien placés pour accompagner l’émergence d’un projet commun, ils ne sont pas les détenteurs exclusifs de telles initiatives. Il faut donc changer de regard sur le territoire, sur ce que l’on appelle acteur, sur la gouvernance territoriale.

D’abord changer de regard sur le territoire13. Le percevoir non plus comme une entité politico-administrative mais comme un système d’acteurs partageant le même espace. La plupart d’entre eux ne sont pas pour autant enfermés dans cet espace. Il faut donc mentalement se représenter le territoire comme un nœud dans des systèmes de relations qui vont du micro-local à la planète. Les entreprises, insérées dans des filières de production qui sont de plus en plus mondiales ou les communautés d’immigrés, qui entretiennent souvent des liens encore étroits avec leur village ou leur région d’origine sont des exemples de ces acteurs « glocaux », à la fois locaux et globaux.

Ensuite, changer de regard sur les acteurs. Qu’entend on par « acteur du territoire » et par territoire acteur » ?. Nous avons tendance à confondre « acteur » et « institution ». Or, dans une dynamique de changement, ce sont des gens qui se mettent en mouvement ensemble, qu’ils appartiennent ou non à une institution formelle. La nécessité de la transition interpelle le cœur des gens, pris individuellement comme citoyens, comme parents, comme grands-parents plus que les institutions.

Qu’en est-il du « territoire acteur » ? Aujourd’hui encore, 80 % des gens répondront : c’est la commune, c’est la communauté de communes, bref là aussi une institution. Mais non. La conduite de la transition suppose que les territoires deviennent un acteur collectif et pour cela créent de nouvelles formes de relations entre les acteurs préexistants. Cette construction – car on ne naît pas acteur, on le devient – passe par trois étapes. Première étape, « l’entrée en intelligibilité » qui suppose des espaces de réflexion et de débat permettant à chacun de partager avec les autres la compréhension, toujours nécessairement limitée, quil a du territoire et du monde, de façon à ce que ses compréhensions limitées en se frottant aux autres puissent aboutir à une vision commune des défis à relever. Seconde étape, « l’entrée en dialogue » : au-delà d’une compréhension intellectuelle, c’est la capacité à entendre les contraintes, les raisons et les objectifs des autres ; ce qui permet de déconstruire des catégories toutes faites « les jeunes », « les entreprises », « les propriétaires », « les nantis », etc.. pour aller vers une compréhension mutuelle, faute de quoi on bâtira la suite sur du sable. Troisième étape, « l’entrée en projet » projet s’écrivant à la fois avec une majuscule au singulier et avec une minuscule au pluriel : une vision d’ensemble d’où aller, le Projet et des premiers pas pour y aller, les projets. C’est ce que Jean-François Caron appelle de façon évocatrice « l’étoile et les cailloux blancs ». Faire du territoire un acteur collectif implique de déconstruire l’idée que c’est l’action publique qui a le monopole du bien public, selon une dualité héritée de la Révolution française avec d’un côté les porteurs de l’intérêt général et de l’autre les porteurs d’intérêts privés. Non. Le bien public est une co-construction sociale.

Changer, enfin, le regard sur le pouvoir. La vision encore dominante dans les collectivités territoriales est celle d’un pouvoir substantif14 : , le pouvoir exercé sur les autres, un gâteau, un jeu à somme nulle où quand l’un en gagne l’autre en perd. Dès lors, du Maire adjoint au chef de bureau chacun est jaloux de préserver « son » territoire de pouvoir comme on préserverait son champ ou son terrain de chasse. Est-ce là une représentation caricaturale ? Hélas non et les statuts de la fonction publique tendent à renforcer cette conception des territoires de pouvoir, à l’opposé de ce qui est nécessaire, comme dans le cas de la transition, pour oser s’aventurer loin des sentiers battus.

Il en résulte que les chargés de mission ou consultants mobilisés pour développer une approche plus transversale se trouvent souvent hors organigramme et pour ainsi dire hors sol, parce qu’ils viennent troubler cette répartition, bien ancrée dans les mentalités, du pouvoir.

Cette attitude de réserve s’étend à tout ce qui pourrait stimuler l’éveil et l’engagement des citoyens. Si chacun, bien entendu, se proclame en faveur de « la participation citoyenne », les compétences que, dans les services publics locaux, on entend acquérir pour la stimuler sont révélatrices de ce que l’on entend la plupart du temps par participation citoyenne : une formation à l’organisation de séances de débat public au cours desquels la municipalité expose ses projets15. Là aussi c’est une toute autre forme de débat citoyen, moins instrumentalisée par les pouvoirs publics, qu’il faut inventer.

En raison de ce qui a été dit précédemment à propos des obstacles globaux à la transition, une autre difficulté majeure tient, tout simplement, au manque d’outils d’analyse et de données chiffrées permettant d’appréhender de façon un peu fine le « métabolisme du territoire »16. Sans une représentation d’ensemble de l’empreinte carbone, par exemple, qui supposerait d’en tenir une comptabilité notamment à partir des consommations des habitants du territoires, ce qui est imaginable de construire avec la grande distribution, il est difficile d’agir autrement qu’à la marge. On met ainsi en valeur des avancées sectorielles certes respectables et utiles mais sans rapport avec l’échelle des mutations à engager.

4. Le nombre de conditions à réunir pour réussir la transition

C’est une autre manière de rendre compte de la difficulté de la transition. Très souvent, on se contente d’une analyse sommaire et presque tautologique. S’il n’y a pas de transition, c’est que beaucoup n’ont pas intérêt à ce qu’elle s’engage car, à ce jeu, ils seraient perdants. En d’autres termes, l’obstacle majeur à la transition serait la résistance culturelle au changement ou la préservation du statu quo et des intérêts acquis. S’il est difficile de nier que certains groupes de population ne verront pas d’un bon œil la mise en cause de leur mode de vie ou de leur pouvoir, et si le changement et toute incertitude comportent son lot d’anxiété il est un peu court d’en faire un obstacle principal comme l’a fait un jour bien maladroitement le Président Macron en expliquant par « ces Gaulois réfractaires au changement » les résistances qui se faisaient jour à l’égard d’un programme de réforme qu’ils prétendait mener sans concertation ni précaution. Comme l’a écrit Paul Krugman dans le New York Times en 201417 l’idéologie, le système de pensée, les idées reçues sont pour la transition un obstacle bien plus grand que la défense des intérêts acquis.

Plus largement il faut se demander quel est l’ensemble d’obstacles sur la route et comment les identifier pour les surmonter. Nous pouvons pour cela nous appuyer sur… la théorie des catastrophes. On sait qu’une catastrophe, par exemple une catastrophe industrielle, résulte rarement d’un événement très peu probable. Les spécialistes des catastrophes disent qu’elles sont causées, le plus souvent quand surviennent simultanément plusieurs facteurs adverses. Chacun peut être assez fréquent et bénin. C’est au moment où ils rentrent en résonance, coïncident dans le temps que la catastrophe se produit. Et, comme cette coïncidence est rare, les dispositifs de prévention sont inadaptés et la plupart du temps les réactions humaines, loin de corriger la dynamique de la catastrophe ne vont que l’amplifier.

Peut être est-il utile de tenir le même raisonnement pour la transition, en transformant les évènements négatifs en conditions à réunir18. Selon cette hypothèse, chaque condition, prise isolément, n’est pas rare, c’est le fait de les réunir ensemble qui l’est. Construire une stratégie de transition exigerait donc une bonne connaissance de chacune de ces conditions et une volonté, une capacité, de les réunir toutes. Pour fixer les idées on peut considérer que douze conditions sont à réunir, représentées en trois losanges de quatre conditions : le losange des acteurs, le losange des échelles et le losange des étapes.

Losange des acteurs 

Pour qu’une transition s’engage, il faut qu’existent des innovateurs, comme en trouve dans presque tous les territoires. Des gens, pris isolément ou réunis dans une organisation, qui pour des raisons éthiques et de conviction personnelle, ou encore par passion pour l’action, s’engagent concrètement, explorent de nouvelles voies . Ce peut même être des « colibris », qui savent bien qu’ils ne sont pas à eux seuls à l’échelle du problème mais qui sont décidés à « faire leur part » ; ou encore des « transitionneurs » qui veulent montrer que d’autres modes de vie sont possibles. On trouve de ces innovateurs dans à peu près tous les domaines.

Le second type d’acteurs, dont on a vu l’importance à propos des obstacles globaux à la transition, sont les théoriciens. Ils sont conscients que les obstacles majeurs résident dans les systèmes de pensée et dans les systèmes institutionnels et se mettent en situation de proposer une autre vision, une autre cohérence, d’autres outils d’analyse, etc.. Paradoxalement une denrée plus rare que les innovateurs.

Le troisième type d’acteurs, bien représenté dans les réseaux de villes, ce sont les pollinisateurs ou les généralisateurs, ceux qui aident les innovations à changer d’échelle et à se diffuser.

Enfin, le quatrième type d’acteurs ce sont les régulateurs, à l’échelle locale comme à l’échelle de l’État. Ils construisent les règles, qui rendent la transition facile ou, sinon impossible du moins très coûteuse en énergie. La cadre des relations entre État et territoires décrit précédemment en est un bon exemple.

Les échelles

C’est le deuxième losange. On l’a décrit à propos du plafond de verre auquel se heurtent les démarches territoriales de transition : si ça ne bouge pas aussi à d’autres échelles, l’échelle régionale, l’échelle nationale et l’échelle européenne l’action n’arrivera pas à changer d’ampleur. . Ce qui signifie qu’engager la transition sur un territoire donné c’est aussi construire une coalition de territoires pour faire bouger aux autres échelles.

Les étapes

Ce troisième losange décrit les conditions d’une mise en mouvement dans la société. Il y a quatre étapes, sans que le terme étape implique nécessairement un ordre chronologique immuable.

Il faut d’abord qu’existe une prise de conscience : on ne se met en mouvement, on n’affronte l’incertitude du changement que si on est collectivement parvenu à la conviction que l’inaction serait la solution la pire. Le coût de l’inaction a été maintes fois chiffré, notamment par l’économiste anglais Nicholas Stern19, mais les données objectives, quelles que soient leur force et leur qualité pédagogique, ne conduisent jamais à la conviction intime des acteurs qu’eux-mêmes doivent se mettre en mouvement. Dans la société actuelle c’est peut être par la voix de leurs enfants que les adultes se laissent progressivement persuader qu’ils sont en train de préparer un monde invivable pour les générations qui vont suivre.

Deuxième étape, la construction d’une vision collectivement partagée d’où on peut et on veut aller. Cette vision, l’étoile dont on parlait précédemment ne se révélera pas nécessairement juste. Si Christophe Colomb s’est embarqué et a découvert l’Amérique, c’est porté par l’espoir d’arriver au Japon.

Troisième étape, rechercher des alliés dans tous les milieux. Car il y en a dans tous les milieux. Si on part d’une approche « essentialiste » de ceux qui sont « pour » et de ceux qui sont « contre » la transition on condamne celle-ci d’avance. Qu’il s’agisse des banques, des entreprises, des politiques, des jeunes, des vieux, des riches, des pauvres, etc.. toutes ces catégories recouvrent une très grande diversité de positions d’attitudes et de préoccupations. Il faut aller chercher des alliés du changement dans tous ces milieux.

Enfin, quatrième étape, apprendre l’art de la marche : on ne se met en mouvement qu’en se mettant en déséquilibre. Rien n’est plus vrai que la locution populaire « c’est le premier pas qui coûte ». Découvrir que le changement peut être bénéfique à tous, c’est un apprentissage social : la découverte que l’on a su bouger dans un domaine rend plus facile le mouvement dans les autres domaines.

5. Les leçons à tirer du changement systémique dans l’entreprise

Michel Berry, créateur de l’Ecole de management de Paris est depuis des décennies un observateur particulièrement perspicace des changements systémiques qui surviennent dans certaines entreprises, notamment dans les très grandes entreprises réputées plus à l’aise pour conduire des changements progressifs que des changements de cap brutaux.

Selon lui20, et c’est la première condition, les entreprises n’entreprennent de changement radical que si elles sont confrontées à une menace de mort, notamment par l’arrivée sur le marché de compétiteurs qui, n’ayant pas à assumer l’héritage du passé et l’amortissement des investissements déjà faits, peuvent tirer parti directement d’opportunités techniques nouvelles. C’est typiquement le cas de l’industrie automobile traditionnelle face à l’arrivée de Tesla, de la grande distribution face à l’arrivée d’Amazon ou encore du groupe Accor face au développement de Booking.com et de Airbnb ;

Deuxième condition, un engagement personnel du PDG, qui est le seul à même de s’affranchir de toute la logique de l’entreprise. Corollaire, ces efforts de changement systémique peuvent être ruinés par le départ du dirigeant qui en a pris le risque.

Troisième condition, l’exploration de solutions nouvelles doit être menée par une équipe qu’on pourrai qualifier de paradoxale : des professionnels aguerris, expérimentés mais qui n’ont plus rien ni à prouver ni à perdre. Il existe de ces profils dans beaucoup de structures, souvent déjà placés de par leur âge hors de l’organigramme traditionnel. Pour autant, ils ont conservé leur crédibilité et leurs réseaux. N’ayant plus rien à perdre, ils peuvent s’engager dans des voies toutes nouvelles ; disposant d’une crédibilité personnelle, ils ne risquent pas d’être simplement discrédités comme farfelus et ils peuvent susciter, une fois l’aventure engagée, l’appui enthousiaste de jeunes.

Cette combinaison peut être très éclairante pour une collectivité territoriale qui déciderait de s’engager dans un processus de transition.


Conclusion : comme on le voit, la conduite de la transition n’est pas un long fleuve tranquille. On n’a proposé ici une diversité de regards, de modes d’approche, cette diversité est certainement utile pour permettre, dans chaque contexte, d’avoir une grille d’analyses susceptible de « donner des idées ».

Notes

1 Voir en particulier les travaux de jean Marc Jancovici

2 Rapport du Haut Conseil au climat- Juin 2019

3 Pierre Calame. Mission possible. Desclée de Brouwer 1994 ; ECLM 2003

4 Pierre Calame. Essai sur l’oeconomie. ECLM 2009

5 Pierre Calame. La démocratie en miettes. ECLM 2003

6 Pierre Calame. Métamorphoses de la responsabilité et contrat social. ECLM. 2020

7 Pierre Calame. Petit traité d’oeconomie. ECLM. 2018

8 Pierre Calame. Contre le réchauffement climatique il faut instaurer une obligation de résultat. Tribune publiée dans Le Monde. 7 mars 2020

9 Pierre Calame. « la revanche des territoires ». Cours en ligne sur la gouvernance territoriale. 2016. www.citego.org/bdf_fiche-document-91_fr.html

10 Les Pactes locaux pour la cohésion sociale et l’emploi. www.socioeco.org>bdf fiche-document-220 fr

11 André Talmant, Pierre Calame. L’État au coeur. Desclée de Brouwers. 1997

12 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Comité des régions, au Conseil économique et social : les principes de proportionnalité et subsidiarité, renforcer leur rôle dans l’élaboration des politiques de l’Union. Strasbourg, 23 octobre 2018

13 Essai sur l’oeconomie. Op cit

14 La distinction entre « pouvoir substantif » et pouvoir auxiliaire », la possibilité de faire quelque chose, est due à Patrick Viveret

15 Démocratie participative. Cours en ligne. CNFPT. www.citego.orgscrutarijs_fr.html?q=democratie+participative+CNFPT

16 Essai sur l’oeconomie. Op cit

17 Paul Krugman : Interests Ideology and Climate. New York Times. 8 juin 2014

18 Essai sur l’oeconomie. Op cit

19 Climat et économie. Rapport Stern II. Www.actu-environnement.com>news

20 Communication orale de Michel Berry. Septembre 2020